J’avoue ne pas avoir été pas très intéressé par la production française durant mes premières années de collection. Mon obsession du jazz américain, et le peu de ressources disponibles sur l’édition française m’en ont tenu éloigné. J’ai laissé passer beaucoup de choses, sans savoir ce que je laissais passer, car nous n’avons pas vraiment d’équivalent aux travaux qui ont été faits aux Etats-Unis ou en Angleterre sur le 78 tours, ce qui ne facilite pas la découverte du débutant.
Depuis un moment, l’industrie française m’intéresse vraiment, le goût et la compréhension de la musique de cette époque grandissent en moi, doucement mais sûrement. Quand je suis tombé sur quelques disques Aérophone, dont je n’avais jamais entendu parlé avant, je suis d’abord resté à l’écart, pensant qu’il s’agissait de disques à gravure verticale, comme les Pathé des années 10, auxquels les Aérophones ressemblent. Mais j’ai tenté ma chance: les sillons ressemblaient à de la gravure latérale, ce qu’ils étaient. Et j’ai commencé à chercher…

Comme beaucoup de labels du début du XXe siècle, tout commence avec un gramophone. La compagnie G. Ballu & Cie, basée 1, rue Andrieux à Paris, dépose le nom Aérophone en février 1909, pour la production de machines parlantes et tous accessoires (disques, cylindres, pièces détachées).
“G” est pour Guillaume. Guillaume Ballu est un industriel de profession, qui embrassera une carrière politique dans les années 20.

Source: « Dépôts de Marques Phonographiques Françaises » (Henri Chamoux)

Comme la plupart des producteurs de gramophones, la compagnie produit aussi des disques pour amener le client à ses machines, ou pour être vendus avec leur appareils, ou n’importe quelle autre marque…Les disques sont double face, larges de 27cm, sans étiquette mais les informations sont gravées, comme les disques Pathé. Mais à la différence de ceux-ci, la gravure est latérale. Des disques à gravure verticale ont aussi été produits mais probablement en moindre quantité, considérant leur rareté aujourd’hui.
Il n’y a pas de numéro de catalogue, uniquement les numéros de matrice, présents dans la zone morte du sillon. J’ai aussi vu quelques exemplaires avec les numéros de matrice gravés dans le rond central, visiblement par manque de place, suite à des faces trop longues.
Le logo de la compagnie, “GB”, apparaît sous le nom “Aérophone”.
ils étaient vendus à prix bas et annoncés comme étant de la meilleure qualité possible, évidement. Mais je dois dire qu’ils ne trichaient pas sur la qualité de leurs produits: les disques sont vraiment solides et le son est clair et ample, surtout pour l’époque.
Aussi, la compagnie semble bien avoir produit tous ses enregistrements, au lieu de louer ses masters à d’autres compagnies pour limiter ses frais et ses risques. L’ambition ainsi affichée était d’être un acteur majeur de la production musicale française.
Selon early78s.uk, les disques ont été exportés et vendus à Londres, au 50 High Holborn, mais pour une durée qui reste incertaine.
La marque a aussi eu son propre magasin à Paris, 30 rue du faubourg Poissonière entre 1912 et 1913.

Publicité de décembre 1910
Pochette originale.

La marque avait aussi son propre orchestre, l’Orchestre de l’Aerophone, qui n’était pas un nom pour cacher les musiciens ou des enregistrements produits par d’autres compagnies, mais un orchestra à part entière qui se produisait en public pour promouvoir la marque:



Les Faces suivantes ont été enregistrées avant 1913.

Face 563 Les Cloches de Corneville. Opéra comique composé par Robert Planquette pour le Théatre des Follies Dramatiques, à Paris en 1877. Très gros succès, il y aura plus de 500 représentations.

Source: WIkipedia

Il y a beaucoup d’enregistrements portant ce nom, sortis sur beaucoup de labels différents, et ce, jusqu’au début des années 30. Il s’agit probablement de medleys de différents airs de l’opéra, comme cette face le laisse penser.

La Garde Républicaine “Les Cloches De Corneville”

Face 710, une polka. La polka est une danse originaire de Bohème, mais également propre aux régions Slaves et d’Europe centrale. Danse à deux temps, au tempo plutôt enlevé et aux rythmes bien articulés. Dérivée de plusieurs danses Anglo-saxonnes, elle se répand en Europe au milieu du XIXe siècle, jusqu’à une réelle “polkamania”. Elle tombe cependant en désuétude au milieu du XXe siècle.

La Garde Républicaine “Joyeuse”

Faces 808 & 809, des Quadrilles. Le quadrille est une danse de bal de salon très en vogue du début du XIXe siècle à la Première Guerre Mondiale. Le quadrille des lanciers, apparu en France en 1856, s’imposa durablement. Il est formé de cinq figures (tiroirs, lignes, saluts, moulinets, lanciers) et fut dansé régulièrement jusqu’à la dernière guerre mondiale.

Orchestre Aérophone “Les Lanciers: 3e figure”
Orchestre Aérophone “Les Lanciers: 4e figure”

La 5e figure a été éditée sans aucun doute, je me demande ce qu’il y a sur l’autre face…

Quelque part en 1912, les informations gravées sont remplacées par des étiquettes imprimées. Le design (ci-dessous), assez pauvre, n’a pas dû être utilisé longtemps. On peut noter que le logo “GB” a disparu.

Face 1140 est une autre polka, là aussi enregistrée par La Garde Républicaine, avec un impressionnant solo de “piston”.

La Garde Républicaine “Hylda”

La compagnie a aussi édité, dans une série spécifique, des disques de musique traditionnelle Algérienne. Les étiquettes étaient imprimées et beaucoup plus sophistiquées que celle ci-dessus. Le logo “GB” y est présent, ces enregistrements datent d’avant, ou de,1913 donc.

(Collection Thomas Henry)

A noter que le “A” ne signifie pas “face A”, l’autre face ayant le numéro 146A ! Il s’agit donc bien des numéros de matrice et non d’un numéro de catalogue. Le “A” signifiant sans aucun doute “Algérie”.
Dans les commentaires de la version anglaise de cet article, un collectionneur portugais a pointé le fait qu’il existe des disques de musique “étrangère”. Il s’avère en effet qu’Aerophone ne produisait pas seulement de la musique française ou algérienne, mais proposait aussi des faces de musique portugaise, espagnole, brésilienne, et probablement encore d’autres pays.

(João Pedro collection)

Cette information révèle un autre mystère: la face proposée ci-dessus porte le numéro de matrice 100 (l’autre face étant le 101). Les premiers disques Aerophone avaient un numéro de matrice aussi à trois chiffres. Est ce que ce disque est le premier disque Aerophone (peu probable) ? Ou montre-t-il qu’il existait une série “étrangère” ? Et dans ce cas, à quel numéro commence la série générale ?


En mars 1913, probablement grâce à un certain succès, la compagnie G. Ballu & Cie devient La Société Française Aérophone, toujours basée à Paris, mais maintenant à l’adresse du magasin, ceci expliquant sans doute sa fermeture, pour devenir le siège social de la compagnie renouvelée.
Le logo “GB” vraisemblablement déjà disparu depuis peu des étiquettes, fait maintenant place à un design élaboré et sophistiqué montrant un avion avec un gramophone à la place du pilote.

Source: “Dépôts de Marques Phonographiques Françaises” (Henri Chamoux)
Publicité datant probablement de 1913, annonçant le nouveau nom de la compagnie productrice des disques Aérophone.
Le disque exposé est une ancienne version avec informations gravées et logo GB. L’appareil “sensationnel” sans pavillon est en fait disponible depuis deux ans déjà. Il est amusant de noter que le logo de la nouvelle compagnie expose un gramophone avec pavillon quand leur produit phare n’en a plus !

Malgré l’image du disque dans la publicité ci-dessus, les disques ont bien, et de manière définitive, des étiquettes imprimées à l’image du nouveau logo. Plusieurs couleurs sont utilisées. Ci-dessous, quelques exemples d’étiquettes postérieures à 1913, provenant de la collection d’Alain Etienne – le dernier en bas à droite étant un disque à gravure verticale:

Les disques sont toujours de 27cm de diamètre et doivent être écoutés à une vitesse “comprise entre 80 et 84 tours/min”, comme l’indique la nouvelle pochette:

Face 1283 provient de l’opéra comique “Les noces de Jeannette” de Victor Massé. Créé pour la Salle Favart de l’Opéra-Comique en 1853, il sera représenté plus de 1400 fois jusqu’en 1953.
Cette face a été enregistrée après 1913, mais considérant le numéro de matrice assez élevé, elle a probablement été enregistrée à la toute fin des années 10, voire au début des années 20.

Mr Dupouy “Les noces de Jeannette: Margot, lève ton sabot”

Face 1335 est une mazurka (danse traditionnelle originaire de Pologne, très rythmée, à trois temps, de tempo vif et dont les accents se déplacent sur les temps faibles.) jouée à l’accordéeon par Michel Péguri, accordéoniste, luthier et compositeur français. Avec, entre autres, ses frères Charles et Louis, il fait partie de la première génération d’accordéonistes à promouvoir l’accordéon en tant qu’instrument de musique à part entière.

Michel Péguri “Zichetta”

Aérophone connait ensuite sa troisième “période”.
Sauf indication contraire, toutes les images qui suivent viennent de la collection d’Alain Etienne, et elles racontent vraiment une histoire:

Cette pochette est une variation de celle de 1913, avec le même texte, mais un nom de société différent: Soléa.
Soléa était un magasin de disques et de machines parlantes ouvert depuis 1902 à Paris, 33 rue des Marais (la rue n’existe plus aujourd’hui). Il est difficile de dater précisément quand Soléa récupéra la marque Aérophone, mais il existe certaines pistes:
Guillaume Ballu s’est lancé en politique au début des années 20 et fut élu maire de sa commune natale, Gournay-sur-Marne, en 1924. Il a très certainement cédé la marque et le stock à Soléa pour se libérer pour sa nouvelle carrière quelque temps plus tôt.

Publicité Soléa de 1930.
Source: BNF Gallica

La marque Soléa pour “la production de disques, cylindres et accessoires de machines parlantes” n’a été déposée à L’INPI qu’en 1930. Mais Soléa a sans aucun doute produit les disques Aérophone bien avant cette date.
Le nom de la compagnie n’apparaissant pas sur les étiquettes des disques, il est pour l’instant impossible de dire si les deux exemples offerts plus haut ont été produits par la compagnie Ballu ou Soléa.

Les images suivantes montrent un nouveau logo, très Art Déco, très en vogue dès la moitié des années 20.
L’étiquette noire et or montre le terme “electro”, il s’agit donc d’enregistrements électriques, postérieurs à 1926 et au dela.
L’étiquette rouge et jaune est un disque à gravure verticale. Ce type de disque a disparu au début des années 30, et déjà à cette époque, seul Pathé en produisait encore. Aussi, le terme “electro” n’apparait pas, il s’agit donc d’enregistrements acoustiques, antérieurs à 1926.
Enfin, la pochette correspondante et design associé.

Enfin, l’annuaire professionnel de la ville de Paris de 1922 indique que le magasin à l’adresse 33 rue des Marais, comme sur la publicité Soléa ci-dessus s’appelle Aérophone.

Reste la pochette suivante, certainement la dernière, au design très “année 30”:

Ce qui choque ici est l’absence de toute mention de société de production. Aussi, je ne sais pas si des étiquettes assorties ont été utilisées à cette période.


L’histoire se termine de manière très floue. Il y a cette pochette sans nom de société, et il m’a été impossible de dater précisément la disparition de la marque, ce qui est assez frustrant. C’est certainement arrivé avant 1935…
Les disques Aérophone ne sont pas très communs aujourd’hui. On en trouve cependant régulièrement mais il est peu probable de croiser une référence plusieurs fois. Les disques de la première période (“GB”) semblent être ceux qui apparaissent le plus souvent. Les disques à gravure verticale et la série Algérienne sont par contre extrêmement rares.
La marque a quand même traversé trois décennies, mais entre les mains d’éditeurs indépendants, d’où le manque flagrant d’informations aujourd’hui. Celles-ci existent encore probablement, et seront peut être exploitées correctement un jour et on aura alors toute l’histoire. En attendant, j’espère avoir soulevé de l’intérêt !


Merci à Alain Etienne pour m’avoir laissé utiliser ses scans – sauf mentions contraire, toutes les autres images sont la propriété de l’auteur. Merci aussi à Thomas Henry pour avoir échangé avec moi quelques indices.

5 thoughts on “Des bouts d’histoire de la marque Aérophone

  1. Bravo ! C’est vraiment passionnant de reconstituer ainsi l’histoire derrière nos disques, de tenter de comprendre comment pouvait fonctionner cette industrie musicale balbutiante. Ces marques à l’histoire secrète deviennent très attachantes.
    Merci !

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    1. Merci beaucoup ! C’est tellement passionnant que je me suis en train de travailler à l’élaboration d’un répertoire des marques françaises. A terme, environ 200 marques seront présentées et illustrées, avec plus ou moins d’histoire en fonction de ce que j’aurais pu trouver…

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  2. Bonjour
    J’ai parcouru votre étude sur les disques Aérophone avec intérêt.
    Je peux vous apporter quelques précisions, possédant un catalogue général des disques à aiguille 27 cm double face et quelques disques Aérophone.
    Je possède 2 disques saphir étiquette jaune et rouge S 13/S14 chanté par Bérard et S30/S39 chanté par Vallez de 30 cm diamètre qui se lisent à partir du centre vers l’extérieur. A noter que les deux faces de Bérard sont au catalogue des disques à aiguille sous le numéro 770 et les deux faces de Vallez sont au catalogue des disques à aiguille sous le numéro 681.
    Ce type de lecture et les petits numéros de face peuvent laisser à penser que ces disques à saphir sont antérieurs aux disques de 27 cm à aiguille dont le numéro de face 100 est le plus petit du catalogue.
    Je possède aussi
    un disque à saphir étiquette rouge de 27 cm n° 8010 de Emma Liebel R50/R51
    un disque à aiguille étiquette rouge de 25 cm n°1602 de Jean Vaissade 4003/4004
    Ces deux disques ont des numéros de face très élevés, et sont peut être postérieurs aux disques à aiguille 27 cm…..
    et autres disques à aiguille 27 cm.
    Autres précisions :
    le catalogue comporte quelques disques de répertoires étrangers, espagnol, flamand italien et portugais et un répertoire arabe – Deux cents morceaux chant et orchestre dont le catalogue est envoyé sur demande.
    Le disque portugais chanté par De Souza 100/101 est annoncé dans la Rubrique « Orchestre de la garde républicaine » troisième partie sous le numéro 100 « Orchestre de la garde républicaine direction A de SOUZA » et non dans la rubrique « Répertoires étrangers » quatrième partie où figurent les disques portugais. Pourquoi ?
    Enfin les numéros catalogue sont annoncés par un seul numéro correspondant au numéro le plus petit des deux faces, ex pour le disque 100/101 numéro catalogue 100 pour les deux titres, le numéro 101 n’étant pas indiqué.
    En espérant que ces informations vous seront utiles,
    Christian

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    1. Un grand merci pour ces informations fort utiles ! Certaines sont très éclairantes. Elles seront intégrées à l’article consacré à la marque sur le site de La Belle Galerie.
      Les disques à saphir étaient concomitants aux disques à aiguille. La marque a commencé par le format “aiguille” et a tenté une percée dans le marché des disques “saphir”, qui sont arrêtés, comme pour les autres marques, au tout début des années 30.

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